Révolte et engagement

L’engagement politique de l’écrivain et ses limites

Dans la mémoire collective, Jean-Paul Sartre est le symbole de l’engagement de l’écrivain. Il affirme qu’un texte n’est jamais neutre par rapport à l’époque où il est écrit — sauf la poésie qui, parce qu’elle traite des mots comme la peinture le fait des couleurs, peut ne porter aucun message.

Les autres textes nous invitent à nous situer par rapport au monde dans lequel nous vivons : ou bien ils le présentent de façon positive et nous invitent à le conserver, ou bien ils le présentent négativement et nous exhortent à le changer. Il peut être confortable, en effet, de se réfugier dans la lecture du patrimoine, des textes du passé qui n’ont plus de prise directe sur le monde actuel. Mais tout écrivain doit savoir qu’il est impliqué dans ce qu’il écrit, et qu’il implique son lecteur. Il doit écrire en s’engageant consciemment, en sachant qu’il écrit toujours pour un public désigné, qu’il répond à une urgence.

Mais la thèse sartrienne a essuyé des critiques. L’union trop étroite du combat littéraire et du combat politique n’est pas sans danger: la littérature risque de devenir exclusivement militante, et, par ailleurs, le renouveau littéraire ne coïncide pas toujours avec la révolution politique. La littérature risque en outre de s’inféoder à la propagande. On est donc revenu, à la fin des années cinquante, sur l’engagement nécessaire de l’écrivain, qui n’a pas toujours « quelque chose à dire » mais qui a simplement « à dire ».

Sartre, affirmant qu’on ne doit pas « parler pour ne rien dire », n’hésite pas à revenir sur de grands exemples historiques — VoltaireZola — pour affirmer que l’écrivain doit toujours et pleinement assumer sa responsabilité dans l’histoire ; mais Alain Robbe-Grillet, vingt ans plus tard, ironise sur ce schéma idyllique : « l’Art et la Révolution avançant la main dans la main. »

Les autres formes d’engagement

L’engagement de l’écrivain peut se situer ailleurs. Ses valeurs peuvent ne pas être strictement politiques, mais morales ou culturelles : il défendra alors les valeurs de son pays, de sa terre, de l’humanité entière, désireux de résister par un langage libre et lucide à toutes les formes d’aliénation. Cet engagement peut aussi se faire au nom de la littératuretout entière. On peut considérer qu’il appartient à l’écrivain de mettre en place un échange conscient avec son destinataire, de le faire réfléchir sur les livres et, à travers eux, sur les relations entre les hommes. On peut voir enfin dans les textes littéraires une résistance efficace à toutes les paroles émiettées, disloquées ou incohérentes. Le travail de l’écrivain peut ainsi s’efforcer de redonner un sens à ce que nous vivons.

Dans un « monde cruel, déchiré », Soljenitsyne veut faire prévaloir une vision universelle de l’homme à travers la littérature. Résister à toutes les formes d’oppression, c’est aussi le projet de Camus. Italo Calvino croit au pouvoir qu’à la littérature d’imposer de nouveaux « modèles de langage, de vision, d’imagination ». Milan Kundera voit dans « l’esprit de complexité » du roman un moyen de lutter contre les simplifications excessives du monde moderne.

 
Une délibération nouvelle sur la littérature

S’ils ne reprennent pas les propositions de Sartre, les écrivains qui réfléchissent à leur rôle dans la société reprennent son questionnement : qu’est-ce qu’écrire ? Pour qui, pour quoi écrit-on ? Il n’est pas question d’en rester à une simple vision esthétique, gratuite ou décorative de la littérature. Les écrivains modernes adoptent volontiers la forme de l’essai, c’est-à-dire, comme l’a montré Montaigne, de la mise à l’épreuve de soi-même et de ce qu’on écrit, forme libre qui veut échapper à tous les carcans. La force de l’essai est aussi de permettre d’examiner le point de vue de l’autre pour le réfuter ou le dépasser. Cette forme littéraire convient bien à l’exercice de la délibération. C’est également un point de vue moderne : la littérature s’efforce de réfléchir elle-même à son propre fonctionnement. Se mêlent ainsi l’art de l’écrivain et l’art du critique. Se combinent tous les registres, de la réflexion didactique à la violence polémique et à l’envolée lyrique.

Sartre et Robbe-Grillet donnent à l’essai un registre polémique, Sartre en s’attaquant à la neutralité historique des plus grands écrivains, comme Flaubert, Robbe-Grillet en ridiculisant les excès d’une littérature de propagande. Soljenitsyne exalte avec des accents oratoires la mission humaniste de la littérature. Italo Calvino adopte un registre plus didactique pour montrer les choix opposés qui s’offrent à l’écrivain. Milan Kundera fait l’éloge lyrique et nuancé du roman, particulièrement nécessaire aujourd’hui.

Dans des perspectives différentes, ces auteurs, réfléchissant à leur travail, donnent un sens à leur activité – qu’ils se considèrent comme partie prenante dans les transformations du monde (Sartre), comme inventeurs de nouvelles formes (Robbe-Grillet), comme tenants d’une cause universelle (Camus, Soljenitsyne), comme interlocuteur privilégié de tout lecteur (Calvino), comme défenseur de la liberté par la fiction dans un monde de tumulte et d’urgence (Kundera). Ils montrent chacun à leur manière que la littérature n’a plus le droit d’oublier cette question essentielle : à quel besoin profond, individuel ou social, répond-elle encore aujourd’hui ? Pourquoi écrit-on, pourquoi lit-on encore autre chose que des journaux, ou des messages d’information ou de promotion ?

 

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