Objet et méthode de l'esthétique

L'esthétique n'a pas pour objet de donner à ceux qui ne l'ont pas le sentiment et le goût du beau; elle ne cherche pas non plus à déterminer les règles auxquelles doivent se conformer les artistes. Son but est de définir le beau considéré d'abord d'une manière abstraite générale. L'esthétique passe ensuite à l'étude des différentes façons dont le beau se révèle à nous, des différentes formes par lesquelles il s'exprime, c'est à dire en un mot à l'étude des beaux-arts.

Voilà donc deux problèmes: celui du beau abstrait et celui du beau concret, que l'esthétique doit chercher à résoudre.

Qu'est ce que le beau?

C'est là une question sur laquelle il est bien difficile de donner une réponse absolument satisfaisante. Une foule de solutions contradictoires ont été proposées. Aussi l'idée du beau étant voisine de plusieurs autres idées avec lesquelles elle a souvent été confondue, nous allons d'abord tâcher de distinguer le beau de ce qui n'est pas lui. Nous aurons ainsi une définition négative du beau, et parlant de là nous chercherons quels sont les caractères propres de cette idée.

Le beau, a-t-on dit autrefois, c'est ce qui sert. On le confondait ainsi avec l'utile. C'est d'après cette théorie que Socrate appelle beau tout objet utile. - Cette définition méconnaît un des caractères essentiels du beau. Le beau n'évoque en nous aucun sentiment intéressé: peu nous importe que le beau serve ou non; il nous semble même que le domaine du beau est absolument en dehors de celui de l'utile. Ce qui caractérise le beau, c'est l'absence de toute tendance à l'utile. Kant a fait remarquer avec raison que, dès que nous concevons un objet comme utile, la valeur esthétique en est diminuée, tant ces deux idées sont profondément distinctes. - Quoiqu'il en soit de ces considérations théoriques, il est de fait que chaque instant nous présente des objets utiles et n'ayant rien de beau.

En second lieu, on a confondu le beau et l'agréable. Le beau assurément est toujours agréable; mais l'agréable n'est pas toujours beau. Le plaisir que nous cause le beau est d'un genre particulier. Une bonne chère est agréable, et ne produit en nous aucune impression esthétique.

Le beau n'est pas le bien: combien de choses sont belles qui ne sont pas bonnes. Imaginons un homme des plus immoraux; prêtons-lui les plus détestables passions, les plus grands vices. Pourvu que ces vices n'aient rien de commun, que ses entreprises criminelles dénotent une grande énergie, pourvu que ses passions soient puissantes, pourvu que cette activité, condamnée par la morale, n'en soit pas moins grande et violente, cet homme sera beau. - Inversement, bien des choses sont bonnes qui ne sont pas belles; et si les grands actes de vertu ont une valeur esthétique, il n'en est pas de même de l'honnêteté ordinaire, de la vertu bourgeoise, qui ne laissent pas d'avoir un grand mérite au point de vue moral. - Enfin, il y a des choses indifférentes moralement, et qui sont belles ou laides. Un grand paysage, une nature morte, n'ont rien à démêler avec le vice ou la vertu, et donnent pourtant matière à une oeuvre d'art.

Le beau n'est pas le vrai: de grandes théories scientifiques assurément ne manquent pas de beauté. Mais cette beauté ne peut venir de la justesse du raisonnement, car bien des raisonnements justes, vrais par conséquent, n'ont rien de beau. D'autre part on conçoit très bien une grande hypothèse, fausse, et pourtant belle. Telle est par exemple la fameuse théorie des tourbillons de Descartes.

On a dit encore que le beau, c'était la perfection. Mais ce mot peut être entendu dans des sens différents. D'abord on nomme parfaite une chose qui atteint exactement le but pour lequel elle est faite: le beau consisterait alors dans une adaptation des moyens de la fin. Or, on peut voir qu'une pareille idée du parfait diffère bien peu de l'idée d'utile. Une chose parfaite, dans ce sens, est une chose qui remplit bien l'office qu'on attend d'elle. Remarquons d'ailleurs que bien des formes de la beauté ne peuvent se ramener à la perfection ainsi entendue: tel est le sublime. On n'y trouve pas l'adaptation harmonieuse qui existe entre la fin et les moyens. Il y a là au contraire un désaccord de la forme et du fond. Le sublime est un beau qui ne trouve pas une expression qui lui soit adéquate. Il y a là chez lui une rupture de cet équilibre parfait qui définit la perfection, telle que nous l'avons définie. Quand on définit le beau par l'ordre, cela revient au même: l'ordre n'est qu'un rapport exact entre les parties du tout. Ce que nous venons de dire du beau défini par la perfection s'applique donc aussi au beau défini par l'ordre. Le sublime est incompatible avec cette théorie. De plus, les oeuvres d'art où la passion domine - et avec elle incohérence, le désordre - ne seraient donc pas belles. Si le beau, c'est l'ordre, une pareille définition conviendrait à la littérature classique où règne une parfaite harmonie, mais ne conviendrait pas à la littérature de nos jours, où l'on représente volontiers des passions fougueuses, ne conviendrait même pas à la littérature ancienne.

On a aussi entendu le mot perfection dans un sens plus large; on a indiqué par là la perfection absolue. Ce n'est plus la perfection d'une chose, mais la perfection en soi. Au delà des perfections relatives qui ne peuvent être conçues en dehors de telle ou telle qualité, il y aurait une perfection suprême, et c'est celle-là qui est identique au beau.

Si l'on admettait cette dernière définition du beau, le beau serait l'absolue perfection s'incarnant dans une forme matérielle. Malheureusement, cette idée implique contradiction: nous ne pouvons pas avoir une notion simple comprenant ainsi toutes les perfections. C'est un concept vide. Cet idéal dont on nous parle doit avoir une nature déterminée. Autrement, il est irreprésentable. Si au contraire cette perfection peut être déterminée en quelque façon, si elle se rapporte à quelque qualité spéciale, si générale qu'on la suppose, c'est une perfection relative et non pas, comme on le disait, une perfection absolue.

Le beau, bien que très voisin de l'utile, de l'agréable, du bien, du vrai et du parfait, ne se confond donc avec aucune de ces idées. Cherchons donc maintenant quelle est sa nature propre.

Pour cela, nous allons étudier les diverses façons dont le beau se révèle à l'homme, et quand il se révèle, quels effets il produit sur nous. Puis les effets constatés, nous essaierons de remonter jusqu'à la cause par voie d'induction.

Et d'abord, comment le beau se révèle-t-il à nous? C'est toujours sous une forme sensible. Est-il quelque chose de distinct de cette forme, ou n'est-il rien autre que cette forme même, peu importe. Le fait est que pour arriver à nous, le beau doit prendre une forme sensible. Que cette forme soit perçue par les sens ou conçue par l'imagination, peu importe encore. L'imagination, comme les sens, nous montre les choses sous des formes concrètes.

Nous savons donc déjà que le beau devra toujours être exprimé sous une forme sensible. Mais qu'est-il en lui-même? Nous ne pourrons le dire qu'après avoir analysé les effets que le beau produit sur nous.

Le beau donne des sensations agréables. Le premier caractère de l'émotion esthétique est d'être un plaisir. - En voici un second, qui semble au premier abord être en contradiction avec le premier. Tandis que ce qui nous est agréable éveille généralement en nous des préoccupations égoïstes - tout ce qui nous est agréable nous étant utile dans une certaine mesure - le plaisir esthétique est toujours désintéressé. Quand nous éprouvons cette sorte de plaisir, nous nous abandonnons tout entier à la jouissance qu'il nous procure sans nous demander si l'objet peut ou ne peut pas nous servir. Nous ne calculons pas: aussi ne tenons-nous pas à nous réserver le privilège du plaisir que nous éprouvons. Le plaisir esthétique ne nous pousse pas à posséder pour nous et rien que pour nous l'objet qui l'a causé. Pourvu que nous voyons les choses belles, notre amour du beau est satisfait. Nous ne tenons pas à être les propriétaires de l'objet qui nous a charmés. Si l'amateur cherche à collectionner les tableaux, il obéit à un sentiment qui n'a rien d'esthétique. Ce n'est pas l'amour de l'art qui le pousse, c'est le besoin et la gloire de posséder.

Voici deux autres caractères essentiels du beau:

Le plaisir esthétique est universel, et en même temps individuel. Il est universel en ce que, quand j'éprouve une sensation esthétique, j'estime que tous les hommes placés dans les mêmes conditions que moi éprouveront le même plaisir. On peut discuter des goûts et des couleurs, mais cela n'empêche pas, comme dit La Bruyère, qu'il y ait un bon et un mauvais goût, car les gens éclairés s'entendent pour appeler beaux les objets renfermant les mêmes qualités. Mais pourtant le goût est à un autre point de vue individuel. Ce que je trouve beau n'est pas jugé beau nécessairement et au même titre par une autre personne. Nous ne nous entendons pas sur le mérite comparé de l'oeuvre que nous jugeons avec un autre. Les exemples de ce genre abondent.

Aussi a-t-on souvent remarqué que le beau idéal d'une époque n'est pas celui d'une autre. La beauté, pour le XVIIe siècle, n'existait qu'avec l'ordre, la régularité; notre époque tend au contraire à rechercher ce qu'il y a de beau dans les grands mouvements de la passion. Ce qu'aimait le siècle de Louis XIV, c'était en tout une exacte proportion; ce que nous aimons dans les choses de l'art, ce sont la richesse et la complexité.

Il y a donc à la fois dans les jugements sur le beau une grande variété et cependant une universalité évidente: nous expliquerons plus loin d'où vient cela.

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