Qu'est-ce que le beau?

Tout d'abord, nous savons que l'émotion esthétique est désintéressée. Or, cela seul est l'objet d'un véritable désintéressement, qui n'a pas de réalité concrète. Ce qui existe réellement a toujours pour nous une certaine utilité, ne fut-ce que l'utilité de nous être agréable. Quand nous le voyons, immédiatement il se produit en nous une arrière-pensée intéressée; nous voulons garder pour nous cet objet. Or, le beau ne produit rien de pareil: c'est donc qu'il n'est pas réel. C'est un simple concept de l'esprit, un idéal qu'il se forme.

En second lieu, nous avons constaté que l'émotion esthétique était un plaisir. Or, le plaisir chez nous est produit par l'action sur notre esprit d'un objet conforme à sa nature; la douleur, par le contraire. Nous ne connaissons que nous; c'est par comparaison dans leurs rapports avec nous que nous jugeons les objets. Si donc [following phrase crossed out and corrected with illegible text written above] l'émotion esthétique est un plaisir [end of crossout], c'est que le beau [crossed out and corrected] est conforme à notre nature [end of crossout].

Le beau doit avoir quelque chose de la nature humaine. C'est ce que Saint-Marc-Gérardin fait très justement observer dans son cours de littérature dramatique. Ce que nous cherchons partout dans l'art, c'est nous-mêmes. Un paysage n'est pas beau par lui-même: ce qui fait sa beauté, ce qui le rend capable de devenir l'objet d'une émotion esthétique, ce sont les sentiments que ce paysage éveille en nous. Supprimez l'homme, vous supprimez le beau.

Si le beau est conforme à notre nature, nous n'aurons qu'à nous examiner nous-mêmes pour savoir ce qu'il est, au moins en partie. Or, notre nature se compose essentiellement de trois facultés, et l'on peut considérer chacune d'elles à deux points de vue différents. Dans la Sensibilité, nous avons d'un côté la multiplicité: les inclinations, les émotions. De l'autre, l'unité, qui est donnée par la passion. -- Dans l'Intelligence, la multiplicité est produite par les sensations, les états de conscience divers, tout ce qui est la matière de la connaissance, mais la Raison s'y ajoute, et leur donne l'unité. - L'Activité enfin se compose d'une masse d'actions, d'instincts; c'est la multiplicité. Le moi intervient dans ce chaos par la volonté qui dirige l'activité et lui impose l'unité.

Multiplicité donnée par l'expérience et ramenée à l'unité par le moi, telle est donc la formule de toute notre connaissance. Plus nous nous rapprochons de l'unification absolue de cette multiplicité et plus le plaisir intellectuel est grand.

Le beau doit être conforme à cette formule, et d'autre part il est idéal. On pourra donc dire: Le beau, c'est l'unité et la multiplicité idéalisées.

La multiplicité pour être idéale, sera aussi complexe que possible; l'unité, aussi forte, aussi cohérente qu'il se pourra. Elle devra comprendre le multiple sans en rien laisser échapper, et sans en atténuer la complexité. De la parfaite harmonie entre ces deux termes naîtra le beau.

Seulement, par malheur, cet accord est tout idéal et cette harmonie ne peut guère exister en pratique. De là vient que dans les oeuvres d'art, l'un ou l'autre de ces caractères est sacrifié à l'avantage du second. C'est ce qui explique bien comment l'émotion esthétique est à la fois universelle et individuelle. Elle est universelle, car, pour tout le monde, elle correspond toujours aux deux conditions que nous avons établies. Elle est une unification de la multiplicité. - Mais d'autre part, elle est individuelle: d'abord, parce que les uns préfèrent que l'unité prédomine aux dépens de la multiplicité; les autres aiment mieux le contraire. Ensuite, en raison de la différence des sensibilités et des dispositions personnelles de l'esprit qui examine une réalisation concrète du beau.

On peut exprimer ainsi le résultat auquel nous venons d'arriver: L'unité, c'est la concentration de tous les éléments vers un même but. Elle est parfaite, si aucun d'eux n'est distrait de la fin commune. Un tel système est caractérisé par sa force. - La multiplicité, d'autre part, c'est la richesse, la variété, la complexité. Le beau pourra dès lors être défini: un accord harmonieux de la force et de la richesse. - Mais cet accord ne peut être parfait: tantôt la richesse l'emporte au détriment de la force, tantôt la force au détriment de la richesse. Chacun alors, suivant les inclinations de son esprit, préférera l'une ou l'autre de ces deux combinaisons.

Ainsi, Corneille a la force (comme d'ailleurs tout le dix-septième siècle et comme l'art grec que cette époque imitait); mais il y perd en richesse. Les personnages ont un, ou deux sentiments tout en énergie, mais sans variété. L'art romantique, au contraire préféré de nos jours, tire tout son mérite de sa diversité, de sa richesse. En revanche, l'unité est relâchée; il y a plus de variété, moins de force.

L'essence du beau est la puissance: Elle s'exprime tantôt en surface, avec beaucoup de richesse et peu d'unité; tantôt en profondeur, avec une forte unité et avec une pauvreté relative. Mais sous ces deux formes elle a pour un esprit impartial la même valeur esthétique.

Mais il ne faut pas seulement définir le beau au point de vue du beau idéal. Prendre une forme concrète n'est pas pour le beau une déchéance; il n'existe qu'en se révélant à nous: c'est la condition même de son existence. Le beau réel c'est la force et la richesse revêtant une forme concrète, et se rapprochant autant que possible de l'harmonie parfaite qui serait le beau idéal.

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